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Il était indéniable que Grant et McNeil s’entendaient relativement bien en temps normal, et si la situation méritait désormais d’être qualifiée d’anormale, ils n’auraient pu en être tenus pour responsables.
C’était uniquement parce que des tests psychologiques à l’efficacité éprouvée démontraient que ces deux hommes possédaient des caractères conciliants ; uniquement parce que leurs dossiers étaient virtuellement sans la moindre tache ; uniquement parce que des millions de livres, de dollars, de yens, de drachmes et de dinars dépendaient de l’appareillage du Roi des Étoiles que le Bureau du Contrôle spatial avait accordé une dérogation à l’obligation de doter tout appareil d’un équipage composé de trois membres.
Cette disposition prise au cours d’un siècle et demi de vols spatiaux avait ostensiblement créé un milieu relativement sain pendant de longues périodes d’isolement – un problème qui n’avait pas été d’actualité au XXe siècle, époque où les vaisseaux habités ne s’aventuraient pas au-delà de la Lune et où les délais de communication avec la Terre se mesuraient encore en secondes. Il était cependant indéniable qu’au sein de tout groupe de trois personnes, deux d’entre elles finissaient par se liguer contre la troisième. Ainsi que les Romains de l’Antiquité avaient eu l’occasion de l’apprendre, la structure la moins stable sur laquelle fonder des relations humaines est indubitablement le triangle. Il ne faudrait pas hâtivement en conclure que c’est nécessairement un mal. Trois est préférable à deux, et deux est préférable à un. En outre, tout groupe comprenant plus de trois individus ne tarde guère à se scinder en groupuscules de duos et de trios.
Condamné à une solitude absolue, nul homme, nulle femme ne pourra conserver très longtemps sa santé mentale. Ces troubles de la personnalité pourront dans certains cas se traduire par une forme de démence bénigne, voire paranoïde… pouvant éventuellement déboucher sur l’écriture obsessionnelle de poésie romantique…, mais nulle folie n’est jugée encourageante par les assureurs.
L’expérience démontre qu’au sein d’un équipage composé de deux individus de sexe opposé, une crise éclatera après quelques jours seulement. Leurs âges respectifs importent peu. Si leurs conversations ont pour thème les rapports hiérarchiques, celui de la sexualité sera sous-jacent. Et vice versa.
D’autre part, deux hommes ou deux femmes n’ayant pas de tendances homosexuelles négligeront la sexualité pour aborder à tout instant le thème principal : qui commande, ici ? Précisons que pour des raisons socioculturelles la résolution du problème est moins fréquemment liée à des actes de violence pouvant entraîner la mort lorsque ce sont deux femmes qui sont en présence.
Trois personnes, quel que soit leur sexe, essayeront de s’entendre pendant un certain temps avant que deux d’entre elles ne se liguent contre la troisième. La question du pouvoir est ainsi résolue, et en fonction de la composition de l’équipage, celle du sexe également, c’est-à-dire que les individus se découvrant des affinités se livreront à des ébats amoureux pendant que l’autre, s’il en reste, devra se débrouiller tout seul.
Deux hommes n’étant pas des amis intimes, tous deux hétérosexuels et d’âge et de statut comparables mais aux caractères fondamentalement différents, représentent sans que le moindre doute soit permis la plus mauvaise de toutes les combinaisons possibles.
On a dit quelque part qu’il suffit de passer trois jours sans nourriture pour que s’effacent les différences subtiles séparant l’homme soi-disant civilisé du sauvage. Si Grant et McNeil n’avaient pas à souffrir de la faim et savaient que les affres d’une horrible agonie leur seraient épargnées lorsque viendrait la fin, leur imagination n’en restait pas pour autant au repos et ils avaient plus de points communs avec deux cannibales au ventre vide réunis sur un radeau en plein milieu d’un océan qu’ils n’auraient certainement accepté de l’admettre.
Un aspect de leur situation, sans doute le plus important de tous, n’a pas encore été précisé. Les analyses de l’ordinateur avaient été vérifiées à maintes reprises, mais le verdict rendu sur la dernière ligne n’était pas pour autant sans appel, car une telle machine s’abstenait d’émettre des suggestions qu’elle n’avait pas été invitée à exprimer. Les deux hommes se trouvant à bord du Roi des Étoiles étaient à même d’effectuer mentalement ce dernier calcul…
… et ils parvinrent au même résultat. C’était d’une extrême simplicité, la parodie macabre d’un de ces problèmes de cours élémentaire qui commencent ainsi : « Si deux ouvriers mettent six jours pour assembler cinq hélicoptères, combien de temps sera nécessaire à… »
Lorsque la météorite avait détruit les réservoirs d’oxygène liquide, le module de l’équipage contenait approximativement quatre-vingts mètres cubes d’air auxquels venaient s’ajouter la trentaine du compartiment pressurisé de la cale A. À 0° centigrade et sous une pression de 76 cm de mercure, un litre d’air pèse 1,293 g dont seulement 21 pour cent sont de l’oxygène. En additionnant au résultat obtenu le contenu des bouteilles des scaphandres et autres réserves, on parvenait à un total de trente-deux kilos d’oxygène. Compte tenu du fait qu’un adulte a besoin d’un peu moins de 900 g d’oxygène par jour…
… il en résultait qu’il y avait à bord de quoi permettre à un homme de vivre trente-cinq jours.
Et deux semaines et demie seulement s’ils étaient deux. Vénus se trouvait à trois semaines de voyage, et il n’était pas nécessaire d’être un calculateur prodige pour comprendre que, débarrassé de son compagnon, un des membres de l’équipage pourrait survivre et aller flâner le long des belles allées incurvées des jardins magnifiques de Port Hespérus.
Quatre journées s’écoulèrent. Si la date fatidique avait été officiellement fixée treize jours plus tard, l’échéance officieuse était plus proche. Les deux hommes ne pourraient respirer que durant dix jours sans compromettre les chances de survie de celui qui poursuivrait seul le voyage. Passé ce délai, aucun d’eux n’atteindrait Vénus autrement que sous forme de cadavre. Si un simple observateur n’eût certainement pas manqué de juger la situation pleine d’intérêt, Grant et McNeil manquaient du recul nécessaire pour pouvoir partager un tel point de vue. C’est généralement au sein d’une indubitable tension que deux personnes s’entendant fort bien au demeurant tirent à la courte paille pour savoir lequel devra se suicider, et lorsque les principaux intéressés ne sont pas en bons termes, la situation est alors encore plus tendue.
Désireux de faire preuve d’une impartialité exemplaire et de respecter sa définition personnelle de l’équité, Grant décida d’attendre que son coéquipier fût sorti de sa cabine et des brumes de son ébriété pour exprimer son point de vue sur la question.
Alors que de telles pensées tourbillonnaient à la surface de son esprit, Peter Grant regardait le ciel étoilé par les hublots de la passerelle de commandement. Il admirait les milliers de points lumineux et la clarté diffuse des nébuleuses comme s’il les voyait pour la première fois. Il éprouvait une sensation transcendantale…
… qu’une tentative de définition à l’aide de simples mots ne manquerait certainement pas de trahir.
Il décida d’écrire une lettre à son compagnon d’infortune. Et sans perdre de temps, avant une rupture de leurs relations diplomatiques. Il glissa une feuille sous la pince du sous-main et écrivit : « Cher McNeil », avant de faire une pause en laissant son stylo à bille en suspension au-dessus de ces mots. Il arracha le papier et recommença : « McNeil ».
Près de trois heures lui furent nécessaires pour coucher par écrit ce qu’il souhaitait exprimer, et encore n’était-il pas pleinement satisfait du résultat. Certaines choses s’avéraient extrêmement difficiles à formuler. Lorsqu’il eut finalement terminé, il plia la feuille et la cacheta avec un bout de ruban adhésif. Puis il quitta la passerelle de commandement avec la lettre et alla s’enfermer dans sa cabine. Remettre ce message à McNeil pouvait attendre un ou deux jours.
*
Sur les milliards de vidéomanes de la Terre… et les milliers supplémentaires de Port Hespérus, Mars, la Grande Ceinture et les quelques lunes colonisées… peu devaient avoir une idée exacte de ce qui se passait dans l’esprit des deux hommes se trouvant à bord du Roi des Étoiles. Les médias n’étaient pas à court de projets de sauvetage. Tous les pilotes à la retraite et les écrivains de science-fiction avaient été invités à exprimer leur opinion sur le comportement que Grant et McNeil auraient dû adopter. Les principaux intéressés s’abstinrent avec sagesse d’écouter ces doctes personnages.
Les contrôleurs du trafic de Port Hespérus faisaient montre d’un peu plus de pudeur. Il était délicat d’adresser des conseils ou des encouragements à des condamnés à mort, même si la date de leur exécution n’avait pas été fixée de façon officielle. Ces personnes se contentaient en conséquence de leur transmettre chaque jour quelques messages privés de tout contenu émotionnel – relayant les nouvelles se rapportant à la guerre sud-asiatique, à la tension qui croissait entre divers secteurs de la Grande Ceinture, aux grèves qui paralysaient les mines de Vénus et aux mouvements de protestation contre la censure depuis que Moscou avait interdit la diffusion de « Pendant que brûle Rome »…
À bord du Roi des Étoiles la vie se poursuivait comme auparavant, malgré la nervosité alimentée par l’attente que McNeil eût dessoûlé et fût sorti finalement de sa cabine. Grant ne quittait presque plus la passerelle et écrivait à sa femme des lettres interminables. Il aurait pu lui dire tout ce qu’il voulait exprimer de vive voix, s’il l’avait souhaité, mais il était conscient que de nombreux amateurs de sensations fortes seraient à l’écoute. Il n’existait malheureusement aucun moyen d’avoir une conversation radio privée, dans l’espace.
Et ce message adressé à McNeil ? Pourquoi ne le lui remettait-il pas sans attendre, pour en finir une bonne fois pour toutes ? Eh bien, il le ferait, dans quelques jours… et ensuite ils prendraient une décision. En outre, ce délai offrirait au technicien une opportunité d’aborder le premier ce sujet épineux.
Que les hésitations de son coéquipier pussent avoir d’autres raisons que la simple couardise ne lui vint pas une seule fois à l’esprit.
Il se demandait comment McNeil passait son temps, à présent qu’il avait terminé sa réserve de vin. L’Écossais disposait d’une importante bibliothèque sur vidéopuces. Il lisait beaucoup et s’intéressait à des sujets peu courants. Grant l’avait vu se plonger dans la philosophie occidentale et les religions orientales, ainsi que dans des ouvrages de fiction de toutes sortes. Il avait autrefois déclaré que son roman préféré était un texte étrange du début du XXe siècle, Jurgen. Peut-être tentait-il d’oublier son funeste destin en se perdant dans la magie de cet ouvrage. D’autres livres étaient moins respectables, et certains auraient même été répertoriés chez les libraires dans la rubrique « érotique »…
*
Mais McNeil, qui restait allongé dans sa cabine ou se déplaçait furtivement dans les coursives du vaisseau, possédait une personnalité moins facile à analyser que ne le soupçonnait Grant. Trop subtile, peut-être, pour que son supérieur hiérarchique pût la comprendre. Oui, McNeil était un hédoniste. Il faisait tout son possible pour améliorer ses conditions d’existence dans l’espace, et lors des escales il s’abandonnait corps et âme aux plaisirs de la vie, en prévision des mois pendant lesquels il en serait privé. Mais il ne méritait aucunement d’être considéré comme l’individu sans force de caractère que son commandant puritain et sans imagination voyait en lui.
Il était exact qu’il n’avait pas su se dominer après l’impact de la météorite. Lors de l’accident, il revenait de la cale et traversait la coursive d’accès au pont des systèmes de survie. Sans devoir attendre la confirmation de l’ordinateur de bord, il avait immédiatement compris la gravité de la situation – l’explosion venait de se produire à moins d’un mètre de lui, de l’autre côté d’une simple paroi d’acier. Sa réaction avait été celle d’un passager qui voit l’aile de son avion se détacher alors qu’il se trouve à 30 000 pieds d’altitude : il bénéficie d’un sursis de dix ou quinze minutes, le temps que durera la chute de l’appareil, mais il se sait condamné à mort. Telles étaient les raisons pour lesquelles il avait cédé à la panique. Comme un roseau agité par le vent qui ploie mais ne rompt point. Grant était quant à lui un homme inflexible… un chêne…, et en conséquence plus vulnérable.
Restait l’incident des bouteilles de vin, mais si Grant avait été outré par sa conduite, c’était son problème. En outre, tout cela appartenait au passé. Par consentement tacite, ils avaient repris leurs tâches routinières, bien que ce fût insuffisant pour réduire la tension. Ils veillaient à s’éviter, hormis quand les repas les réunissaient. À ces occasions, ils manifestaient une politesse exagérée, comme s’ils s’efforçaient de paraître absolument normaux – sans toutefois y parvenir.
*
Un jour s’écoula, suivi d’un autre. Et d’un troisième.
Grant avait espéré que McNeil aborderait le premier l’épineux problème posé par le suicide de l’un d’eux, lui épargnant ainsi un devoir très pénible. De constater que le technicien esquivait systématiquement ce sujet augmenta son ressentiment et son mépris pour cet homme. À présent, il faisait des cauchemars et passait des nuits agitées, ce qui n’arrangeait rien.
En fait, il s’agissait toujours du même rêve. Lorsqu’il était enfant et que venait l’heure de s’endormir, il lui arrivait fréquemment de lire une histoire bien trop passionnante pour qu’il pût attendre jusqu’au matin d’en connaître la fin. Afin de ne pas être vu, il poursuivait alors sa lecture sous les couvertures, en éclairant les pages à l’aide d’une lampe de poche, recroquevillé dans un cocon de blancheur douillet. Toutes les dix minutes, à quelque chose près, l’air devenait irrespirable, et sortir inhaler quelques bouffées de fraîcheur constituait un élément non négligeable de son plaisir. À présent, trente ans plus tard, ces épisodes d’une enfance innocente revenaient le hanter. Il rêvait qu’il s’empêtrait dans les draps et ne parvenait pas à les repousser, se mettant à suffoquer alors que l’air vicié s’alourdissait autour de lui.
Lorsque vint le jour qu’il s’était fixé pour remettre sa lettre à son coéquipier, il s’accorda un nouveau délai. De telles tergiversations ne lui ressemblaient guère, mais il parvint à se convaincre qu’il agissait ainsi afin d’offrir à McNeil une opportunité de rédemption…
… et lui permettre de démontrer qu’il n’était pas un lâche en abordant le premier ce sujet. Il ne lui vint à aucun moment à l’esprit que le technicien attendait peut-être pour les mêmes raisons…
*
L’air avait notablement perdu de sa pureté. La pression était réduite au minimum et les filtres se chargeaient de bioxyde de carbone, mais il était impossible de stopper la lente augmentation du pourcentage de gaz inertes. Respirer ne leur posait encore aucun problème, mais la puanteur leur rappelait constamment quel sort les attendait.
Grant se trouvait dans sa cabine. C’était la « nuit », mais il ne pouvait trouver le sommeil – ce qui le soulageait en un certain sens, car cela brisait l’emprise des cauchemars. Faute d’avoir effectué un somme réparateur la nuit précédente, cependant, il était physiquement épuisé et sa tension nerveuse grimpait en flèche, alimentée par le calme inattendu et exaspérant du technicien. Grant prit conscience qu’en raison de sa nervosité extrême, prolonger cette attente eût été dangereux. Il défit les sangles qui l’assujettissaient à sa couchette puis alla ouvrir son bureau et tendit la main vers la lettre qu’il aurait dû remettre à McNeil depuis longtemps. Il n’avait pas achevé ce geste, cependant, qu’il huma quelque chose…
Il suffit d’un seul neutron pour déclencher la réaction en chaîne qui détruira presque instantanément un million d’êtres humains. Les événements détonateurs à même de modifier le cours des actions d’une personne et de changer ainsi l’avenir sont tout aussi insignifiants. Rien n’aurait pu avoir moins d’importance que ce qui incita Grant à s’immobiliser, la lettre à la main. En d’autres circonstances il ne l’eût pas remarqué, mais c’était une odeur de fumée – du tabac.
La révélation que McNeil, ce technicien sybarite, exerçait si peu d’emprise sur ses instincts qu’il gaspillait leurs dernières réserves d’oxygène pour fumer des cigarettes l’emplit d’une fureur aveugle. Pendant un instant, l’intensité de sa colère le paralysa. Il roula lentement le bout de papier en boule et une pensée qu’il avait tout d’abord assimilée à une intruse, puis considérée comme une simple hypothèse, fut brusquement acceptée sans la moindre réserve. Il avait laissé sa chance à l’autre homme, qui s’avérait indigne d’en bénéficier.
La cause était entendue – McNeil méritait de mourir.
La rapidité avec laquelle Grant parvint à cette conclusion aurait eu une signification évidente pour un psychanalyste, fût-il amateur. Cet homme avait besoin de se convaincre qu’il était superflu d’agir honorablement et de mettre ses jours en danger en laissant au hasard le soin de désigner celui qui devrait disparaître. Il s’agissait de l’excuse qu’il cherchait, et il s’empressa de la saisir. Il pouvait à présent projeter et exécuter un meurtre sans enfreindre son code moral personnel.
Ce fut le soulagement autant que la haine qui l’incita à se rallonger sur sa couchette. Chaque bouffée de fumée odorante qui parvenait jusqu’à ses narines était un baume pour sa conscience.
*
McNeil aurait pu dire à Grant qu’il se trompait une fois de plus sur son compte. Le technicien était un fumeur invétéré depuis de nombreuses années – en dépit du bon sens, il est vrai, et en étant parfaitement conscient de représenter une gêne pour ceux qui ne souhaitaient pas inspirer ses exhalaisons. Il avait tenté d’arrêter… c’était facile, disait-il en riant, il l’avait fait très souvent… mais dès qu’il se trouvait dans une situation difficile, il reprenait un de ces cylindres de papier contenant des herbes aromatiques. Il enviait Grant et tous ceux qui fumaient lorsqu’ils le désiraient mais pouvaient s’en passer sans connaître de manque. Il se demandait pourquoi Grant cédait parfois à cette mauvaise habitude, dès l’instant où il n’en éprouvait pas l’absolue nécessité. Un geste de rébellion symbolique, peut-être ?…
Quoi qu’il en soit, McNeil avait calculé qu’il pourrait s’autoriser deux cigarettes par jour sans réduire de façon mesurable le sursis qui leur était accordé. Le commandant n’aurait probablement pas pu imaginer quel plaisir lui procuraient ces six ou sept minutes de détente, deux fois par jour – une au cœur de la nuit et l’autre en milieu de matinée, caché dans les profondeurs du couloir central du vaisseau. Cela rétablissait dans une mesure importante son équilibre mental, et si ces deux cigarettes quotidiennes n’amenuisaient pas leurs réserves d’oxygène, elles réduisaient par contre sa tension nerveuse et contribuaient indirectement au bien-être de son supérieur hiérarchique.
Mais il eût été inutile de tenter d’expliquer cela à ce dernier et le technicien se cachait en conséquence pour fumer, exerçant ainsi une maîtrise de soi qui lui procurait une vive satisfaction, voire de la volupté.
Si McNeil avait su que Grant souffrait d’insomnies, il se serait certainement abstenu de fumer cette cigarette nocturne dans sa cabine…
*
Pour un homme qui avait décidé de commettre un crime seulement une heure plus tôt, Grant agissait avec beaucoup de méthode. Sans hésitation… exception faite de celles dictées par la plus élémentaire des prudences… il se propulsa au-delà de la séparation de sa cabine et traversa la zone de pénombre du carré pour atteindre l’armoire à pharmacie encastrée dans la paroi, à côté de la cuisine. Seule la clarté bleuâtre spectrale de l’ampoule intérieure révélait son contenu : les tubes, les fioles et les divers instruments chirurgicaux maintenus dans leurs logements rembourrés par des bandes de Velcro. Les personnes chargées d’avitailler le vaisseau avaient fourni de quoi pallier tous les cas d’urgence imaginables et inimaginables.
Celui-ci inclus. Grant regardait la petite bouteille dont l’image se tapissait dans les profondeurs de son subconscient depuis plusieurs jours. La lumière bleutée ne permettait pas de lire les caractères minuscules écrits sur l’étiquette… il ne voyait qu’une tête de mort et deux os entrecroisés…, mais il connaissait les mots par cœur. « Un demi-gramme provoque une mort indolore et quasi instantanée. »
Indolore et instantanée – c’était parfait. Et un fait non précisé sur la notice lui paraissait encore plus appréciable. Ce poison était totalement insipide.
*
Près d’une autre journée s’écoula.
Le contraste entre les repas préparés par Grant et ceux organisés avec beaucoup de savoir-faire et de soin par McNeil était frappant. Tout amateur de bonne chère contraint de passer une grande partie de son existence dans l’espace s’initiait aux arts culinaires par simple réflexe d’autodéfense, et McNeil ne les avait pas seulement appris mais parfaitement maîtrisés. Il était capable de préparer une sauce piquante avec du lait déshydraté, le jus de beefsteaks congelés et des pincées d’herbes aromatiques prélevées dans sa réserve personnelle ; il parvenait à donner de la saveur aux mets les plus fades en utilisant ses fioles de condiments.
Grant assimilait pour sa part les repas à des obligations indispensables mais ennuyeuses, qu’il convenait d’expédier le plus rapidement possible. Sa cuisine était le reflet d’une telle attitude. McNeil avait depuis longtemps cessé de s’en plaindre ; et c’est pourquoi il est facile d’imaginer quelle fut sa surprise en découvrant avec quel soin Grant préparait le dîner.
Comme toujours, ils n’échangèrent pas une parole lorsqu’ils se retrouvèrent – seules les habitudes et quelques règles élémentaires de politesse les dissuadaient de prendre leurs plateaux et d’aller se retirer dans leurs antres. Ils flottaient dans les airs, légèrement inclinés, face à face et séparés par la petite table, le regard rivé sur le néant. Si McNeil nota que la nervosité du commandant ne cessait de croître, alors qu’ils mangeaient, il ne fit aucun commentaire. Le repas se déroula dans un silence absolu. Ils avaient depuis longtemps épuisé toutes les possibilités de la conversation. Lorsque le dernier plat, de la purée de maïs et de fèves, eut été servi dans des bols au rebord incurvé, Grant débarrassa la table et gagna le bloc-cuisine adjacent pour préparer le café.
Ce fut extrêmement long, compte tenu du fait qu’il s’agissait de café instantané – car au dernier instant une chose exaspérante se produisit. Grant allait emplir d’eau bouillante les deux bulbes posés devant lui, lorsqu’il se remémora un vieux film muet vu sur une vidéopuce, quelque part. On y voyait ce clown qui portait toujours un chapeau melon et une moustache, Charlie je-ne-sais-quoi, qui dans cette histoire tentait d’empoisonner son épouse encombrante. Mais il inversait accidentellement les deux verres.
Nul souvenir n’aurait pu être plus indésirable. Le commandant fut secoué par des petits rires de dément. Compte tenu de son érudition et s’il avait su quelles pensées traversaient l’esprit de l’autre homme (et en supposant également qu’il parvînt à conserver sa sérénité et son sens de l’humour en de telles circonstances), McNeil eût probablement suggéré que Grant faisait l’objet des attaques du « Démon de la perversité » d’Edgar Poe, ce lutin qui prenait un malin plaisir à défier les règles précises édictées par l’instinct de conservation.
Une bonne minute s’écoula avant que le commandant ne parvînt à se reprendre. Il tremblait. Son système nerveux devait être dans un état encore plus pitoyable qu’il ne l’avait imaginé.
Mais ce fut avec la certitude de dissimuler parfaitement sa nervosité qu’il apporta dans le carré les deux bulbes en plastique et leurs pailles. Il n’aurait pu les confondre, à présent ; les lettres M, A, C étaient peintes sur celui du technicien. Il le poussa vers ce dernier et le regarda jouer avec la sphère, avec une fascination qu’il tentait de dissimuler. Sa future victime ne semblait pas pressée de boire et fixait sombrement le néant. Puis, finalement, McNeil porta la paille à sa bouche et aspira…
… pour recracher aussitôt le breuvage et étudier le bulbe avec surprise. Une main glacée se referma sur le cœur de Peter Grant. McNeil se racla la gorge, puis se tourna vers lui pour déclarer posément :
— Eh bien, je dois avouer que tu l’as préparé correctement, pour une fois. Et il est chaud, très chaud.
Lentement, le cœur du commandant se remit à fonctionner. Il n’osait parler, mais il parvint à esquisser un mouvement de tête sans signification précise.
McNeil laissa son bulbe dans les airs, à quelques centimètres de son visage. Il paraissait toujours pensif, comme s’il pesait les termes d’une déclaration capitale qu’il était sur le point de rendre publique.
Grant jura mentalement, se reprochant d’avoir préparé un café brûlant. C’étaient exactement les détails de ce genre qui conduisaient les meurtriers à la potence. Et si McNeil attendait plus longtemps pour s’exprimer, son assassin serait finalement trahi par sa nervosité.
Non que cela pût encore le sauver, cependant.
Finalement, McNeil prit la parole :
— Je suppose que cela a dû te venir à l’esprit, fit-il sur le ton de la conversation banale. Je parle du fait qu’il reste suffisamment d’air pour qu’un seul d’entre nous puisse encore atteindre Vénus…
Grant réussit à replacer son système nerveux fortement ébranlé sous contrôle et détacha les yeux du bulbe de café mortel. Sa gorge était desséchée, lorsqu’il répondit :
— Cela… cela m’a traversé l’esprit.
McNeil caressa la sphère qui flottait devant lui et la jugea encore trop chaude.
— Le bon sens voudrait donc que l’un de nous sorte par le sas – ou absorbe une dose du poison qui se trouve là-dedans.
Il inclina le cou pour désigner l’armoire à pharmacie encastrée dans la paroi.
Grant hocha la tête. Oh oui ! Le bon sens l’exigeait.
— Le plus délicat consiste naturellement à désigner ce malchanceux, ajouta le technicien. Nous pourrions tirer une carte… ou nous en remettre d’une autre façon au hasard.
Le commandant fixait McNeil avec une fascination presque plus grande que sa nervosité croissante. Il n’aurait jamais cru que son coéquipier parviendrait à parler aussi calmement de ce sujet. De toute évidence, les pensées de McNeil avaient suivi le même chemin que les siennes, et ce n’était pas une véritable coïncidence s’il avait choisi cet instant pour aborder la question. À en juger par ses propos, il était évident qu’il ne se doutait de rien.
McNeil l’étudiait également, semblant analyser ses réactions.
— Tu as raison, s’entendit dire Grant. Nous devons régler ce problème. Très rapidement.
— Oui, c’est indispensable.
Sur ces mots, McNeil tendit la main vers le bulbe de café et porta la paille à ses lèvres. Il aspira lentement le breuvage, en prenant son temps.
Grant attendait impatiemment qu’il eût terminé. Le soulagement qu’il avait espéré éprouver ne vint pas. Ce qu’il connaissait s’apparentait plus à des regrets. Pas à des remords, cependant. Mais il était désormais un peu tard pour songer à la solitude qui l’attendait à bord du Roi des Étoiles, hanté par ses pensées, tout au long des jours à venir.
Il ne désirait pas assister à l’agonie de McNeil et eut brusquement des nausées. Après avoir adressé un dernier regard à sa victime, il se propulsa vers le haut, en direction de la passerelle de commandement.